Focus sur le métier de médecin anesthésiste à La Chaîne de l’Espoir
Dans cet entretien, tous deux reviennent sur le métier de médecin anesthésiste et, plus particulièrement, sur ses spécificités en matière pédiatrique. Ils partagent aussi avec nous leur retour d’expérience, suite à leurs différentes missions effectuées avec La Chaîne de l’Espoir.
Pouvez-vous nous présenter le métier de médecin anesthésiste et nous expliquer les raisons qui vous ont poussé à l’exercer ?
Adrien De Cock (A.D.C) : Ce n’est pas très facile de présenter le métier d’anesthésiste, parce qu’il faut bien comprendre que, parmi les médecins d’autres spécialités, beaucoup ne le comprennent pas. C’est un petit peu un métier de l’ombre, car, contrairement à la plupart des autres médecins, on n’a pas nos propres patients. On s’occupe toujours des patients des autres, ou des patients qui arrivent en urgence. Notre rôle est né il y a un peu plus de 100 ans avec l’apparition de l’anesthésie moderne. Quand les chirurgiens ont commencé à complexifier leur intervention. Ils se sont alors aperçus que les patients ne mourraient non plus de leur maladie, mais du fait de l’opération. Il fallait donc développer des techniques pour les maintenir en vie, afin de les opérer. Notre tâche est donc de conserver les équilibres du corps, alors même qu’un chirurgien est en train d’en perturber certains, voire plusieurs, avec son geste chirurgical. C’est donc un métier qui demande de mélanger des compétences théoriques. Ça va de ce qu’on appelle la physiologie, c’est-à-dire les fonctionnements des entités du corps, comme la pompe du cœur ou la ventilation d’un poumon jusqu’aux réglages de ce qui se passe au niveau des cellules, des régulations du calcium, du sel… Il faut mettre toutes ses connaissances en application. Et puis, il faut aussi des compétences techniques. Certains de nos gestes nécessitent d’être assez précis, comme l’intubation qui est le geste le plus connu de l’anesthésie. C’est tout cela qui m’a poussé à choisir ce métier. Je n’aimais pas l’idée de faire seulement des choses intellectuelles et je ne voulais pas non plus me limiter à des tâches techniques. L’anesthésie permet de mélanger ces deux aspects.
Émilie Langlais (E.L) : Nous sommes un peu les médecins généralistes des services de chirurgie. Par exemple, quand un chirurgien va s’occuper de corriger une anomalie uniquement présente au niveau du pied, nous allons prendre en charge la personne dans son ensemble, avec les problèmes inhérents à son âge et tous les autres soucis de santé qu’il rencontre. Et c’est vraiment ce côté transversal qui me plaît. Puis, il y a aussi le côté humain, qui est très présent dans notre métier. On intervient à des moments de la vie de nos patients qui sont remplis d’angoisse. Les gens qui arrivent au bloc opératoire vivent une journée vraiment particulière. Donc le contact qu’on peut avoir avec eux, à ce moment-là, est vraiment important, vraiment intéressant. On joue un rôle dans l’accueil du patient au bloc opératoire pour le rassurer, pour que l’intervention chirurgicale soit bien vécue. C’est très important parce que, si le vécu est bon, il y aura probablement moins de douleur après l’intervention.
Quelles sont les différences entre l’anesthésie d’un adulte et celle d’un enfant ?
A.D.C : C’est à la fois très similaire et très différent. C’est-à-dire que le fond de ce qu’est l’anesthésie pédiatrique est exactement le même que ce qui fait l’anesthésie pour adulte. Mais en anesthésie, on s’occupe de tout plein de petits détails, et en pédiatrie, ces détails sont parfois très différents de ceux qu’on trouve chez l’adulte. Pour un enfant qui grandit, les choses vont extrêmement vite. Un enfant à la naissance est « immature » sur plein de compétences. Il ne sait pas marcher, il ne sait pas parler et de la même manière, son foie, son cerveau ne savent pas fonctionner complétement… Et c’est ça qui fait les particularités de la pédiatrie. La grande variabilité de la taille et du fonctionnement de leurs organes, selon leur âge.
E.L : En général, quand on apprend la chirurgie pédiatrique, la première chose qu’on nous enseigne c’est qu’un enfant n’est pas un adulte en miniature. Un enfant a vraiment des spécificités physiologiques, on ne peut pas s’occuper de lui comme on s’occuperait d’un adulte. Après, ce qui est intéressant, c’est qu’en anesthésie pédiatrique, tout va beaucoup plus vite que chez l’adulte. Ça signifie qu’un enfant va avoir beaucoup moins de réserves et que les choses peuvent devenir compliquées très rapidement lorsqu’on endort un enfant. Le pendant, c’est que les enfants vont aussi récupérer très rapidement, après un événement aigu et après une intervention.
Pourquoi avoir choisi de devenir médecin bénévole au sein de La Chaîne de l’Espoir ?
E.L : Pour moi, c’était naturel d’aller exercer mon métier auprès de gens qui n’ont pas l’accès aux soins qu’on a ici. C’est aussi une chance qu’on a, grâce à notre métier, de pouvoir aller rencontrer des gens, qui vivent autrement et de pouvoir leur apporter. Mais on reçoit tout autant. Et puis, c’est aussi une chance de pouvoir laisser une trace. C’est ce que nous permet de faire La Chaîne de l’Espoir. De non pas seulement aller faire des missions sur place, opérer, endormir et revenir. Mais d’avoir une action plus pérenne, de travailler avec l’équipe locale et de les former. Ce sont ces choses primordiales qui me poussent à poursuivre les actions avec La Chaîne de l’Espoir.
A.D.C : Pour être tout à fait honnête, c’est purement un concours de circonstances, une rencontre. J’ai depuis longtemps eu l’envie de faire ce genre de choses. Mais d’abord, je n’en avais pas eu l’opportunité. Puis, je ne m’en sentais pas prêt. Parce que pour partir dans une mission où on est le seul anesthésiste sur place, avec l’équipe locale, il faut déjà avoir un certain bagage et une certaine maîtrise de son métier. Donc j’ai attendu d’avoir suffisamment d’expérience et puis, quand le Dr Christophe Chardot [médecin pédiatrique référent sur le programme de sténoses caustiques de l’œsophage à La Chaîne de l’Espoir, ndlr] me l’a proposé, c’était le bon moment.
Comment travaillez-vous avec les équipes locales ?
E.L : On est vraiment dans la collaboration. Il faut à mon sens observer comment ils travaillent, parce qu’ils ont aussi à nous apprendre. Avec les moyens qu’ils ont sur place, ils ont parfois des façons de faire différentes des nôtres. Donc on ne peut pas se permettre d’arriver et de dire qu’on a la solution, qu’on sait comment faire et que c’est de cette façon qu’il faut procéder. Il faut leur apporter des idées d’amélioration avec ce qu’ils possèdent. Puis évidemment, leur apporter des techniques différentes. Et enfin, du savoir. Parce que, la spécialité pédiatrique, c’est très particulier. Et souvent, dans ces pays, il y a un enseignement qui n’est pas très encouragé vers ces spécificités. Même si on ne peut pas faire de généralités.
A.D.C : J’ai découvert une équipe locale, jeune, dynamique et volontaire ! Très soucieuse d’apprendre et surtout complètement indispensable. Dans l’une de mes précédentes missions par exemple, un bon tiers des patients était en réanimation plusieurs jours après l’intervention. C’est l’équipe locale qui s’en est occupée jour et nuit. Il était physiquement et humainement impossible pour moi tout seul, d’assurer les opérations la journée, la réanimation la nuit, et cela pendant 6 jours. Donc c’était indispensable qu’ils s’occupent des patients. C’est la première chose qui nous a fait collaborer sans doute. Et assez vite, j’ai compris mais je n’étais pas préparé à ça, qu’ils étaient très soucieux de progresser, d’apprendre. D’abord, parce qu’ils ont moins accès que nous à des sources de perfectionnement, comme les congrès. Ensuite, parce qu’ils n’ont pas l’habitude de faire ce type de chirurgies complexes [remplacements de l’œsophage, ndlr] et donc d’anesthésie complexe. Alors, petit à petit, mon rôle là-bas a beaucoup tourné vers l’« enseignement au lit du malade ». C’est-à-dire enseigner en même temps qu’on est en train de faire la prise en charge. Chaque jour au bloc opératoire était l’occasion de travailler certains sujets.
Qu’apportez-vous aux équipes sur place ? Que leur manque-t-il pour progresser davantage ?
E.L : Je prends l’exemple du Bénin, où je suis allée travailler en 2019 et où je m’apprête à repartir bientôt. Ils travaillent en autonomie mais on peut leur apporter les moyens d’améliorer leurs pratiques. Parce qu’ils ont une morbidité, une mortalité, qui est plus importante.
A.D.C : À l’hôpital Mère-Enfant de Bingerville, en Côte d’Ivoire, ils manquent de connaissances théoriques. Ils n’ont pas accès à des cours, à la formation continue, à des congrès… Tandis que, dans des hôpitaux européens, il y en a perpétuellement. Puis notre métier est un métier qui nécessite une composante technique. Et pour faire cette technique, il faut du matériel, qui coûte souvent très cher et auquel ils n’ont pas accès. Là où j’ai fait mes missions par exemple, ils ont des respirateurs, d’avant-dernière génération, quand même assez modernes. Mais ils ont aussi besoin d’appareils d’échographie, qui doivent coûter des dizaines de milliers d’euros à chaque fois. Et ils n’en ont pas. Donc une partie du savoir qui leur manque vient aussi de ce matériel. Il y a d’ailleurs même des choses qu’ils pourraient commander, pour lesquelles ils auraient l’argent nécessaire, mais qui ne sont pas disponibles sur place, parce qu’il n’y a pas de représentant de la marque pouvant les livrer.
Adrien, vous vous êtes rendu deux fois (en 2020 et 2021) à l’hôpital Mère-Enfant de Bingerville, en Côte d’Ivoire (principalement pour des opérations de remplacements œsophagiens). Lorsque vous êtes retourné sur place cette année, avez-vous constaté une évolution suite à votre premier passage ?
A.D.C : Oui, incroyable. La première mission autour de la prise en charge d’enfants victimes de sténoses caustiques de l’œsophage où je suis allé, était la deuxième mission de ce type dans cet hôpital. Il m’a fallu un ou deux jours pour savoir exactement ce que j’allais faire. Puis on a pu commencer la collaboration et un peu d’enseignement avec l’équipe médicale locale. L’année dernière, on était restés en contact de manière très étroite dans les semaines qui ont suivi notre retour en France, pour continuer à suivre et à échanger sur l’évolution des patients. Mais aussi plus tard dans l’année, je leur envoyais des cours.
Que retenez-vous de ces expériences ? Sur le plan professionnel ? Sur le plan humain ?
E.L : Sur le plan professionnel, c’est hyper intéressant. Ça nous permet d’aller travailler avec des moyens qui ne sont pas les mêmes que chez nous. Parfois, il faut travailler avec moins de matériel donc il faut être plus attentif à tous les aspects cliniques, nous recentrer sur les bases de notre métier. Et c’est très instructif. Ça nous permet aussi de réaliser à quel point ici, on utilise énormément de matériel et instruments médicaux de pointe, et de visualiser, ce qui est vraiment essentiel à bien faire notre métier. Humainement, c’est toujours des rencontres formidables. D’avoir des familles, des enfants qui nous remercient, ce en quoi on n’est plus très habitués. Quand on part en mission, j’ai toujours ressenti beaucoup de reconnaissance et beaucoup de remerciements des gens.
A.D.C : Beaucoup plus que ce à quoi je m’attendais. Je ne pensais pas en retirer autant sur ces deux plans. Sur le plan humain, c’est peut-être celui où je ne savais pas du tout à quoi m’attendre. Je pensais qu’il pouvait se passer quelque chose, dans les rencontres avec les locaux, mais il y a beaucoup plus que ça. Il y a la rencontre avec les gens sur place qui pour certains a donné lieu à une relation pérenne. On continue de s’écrire, d’échanger. Ça c’est peut-être le côté le plus prévisible. Mais il y a aussi la rencontre avec les autres bénévoles de La Chaîne de l’Espoir, qui sont aussi des gens extraordinairement intéressants et avec qui c’est très enrichissant de passer du temps. Les chargés de mission, les chirurgiens et les infirmières. On vit ensemble pendant une semaine. Ce qu’on a fait ensemble crée un lien. C’était complétement une surprise pour moi. Côté professionnel, j’ai fait des choses techniques. Il faut bien comprendre que cette semaine-là, on travaille l’équivalent de 3 semaines de travail en France. J’ai fait 23 anesthésies en une semaine, dont 7 chirurgies lourdes. On ne fait jamais ça dans une semaine normale à l’hôpital Necker.
La chirurgie qu’on réalise là-bas, c’est de la grosse chirurgie, c’est ce qu’on appelle les « remplacements œsophagiens ». Le chirurgien prend un bout d’intestin pour faire un nouvel œsophage. Et ce type d’opération, on en fait 5 par an au total à Necker. Donc comme on est 25 anesthésistes, on en fait environ une chacun tous les 5 ans, si on fait une moyenne. Avec les missions, j’en ai déjà fait 12 en un an. Donc forcément, de manière très concrète, j’ai ramené à Necker une expertise de cette anesthésie-là. Ça m’a permis, en revenant, d’écrire un protocole pour l’hôpital Necker. Pour aider mes collègues qui n’en n’ont jamais fait. L’expérience que j’ai accumulée là-bas, je l’ai ramenée aussi dans l’hôpital dans lequel je travaille ici.
nous aidons les enfants