Le Prix Littré de l’Essai 2024 décerné au Pr Alain Deloche

« Symbole de toutes les horreurs de la guerre, je me souviendrai toujours d’Amina, la petite Afghane. À Kaboul, ce mardi 12 mai 2020, l’hôpital Dasht-e-Barchi était en pleine activité. On accouchait dans les salles de travail tandis qu’ailleurs, des patients toussaient et étouffaient, atteints par la Covid. Vers 10 heures, une fourgonnette s’arrêta près de l’entrée et trois « policiers » en uniforme en sortirent, se mettant presque aussitôt à tirer en tous sens, tuant deux gardiens. Ce n’était que le début d’un carnage effroyable.

Au rez-de-chaussée, une femme était en train de donner la vie à son second enfant. Deux terroristes lui ont tiré dans le ventre, tuant d’un seul coup la mère et son bébé à naître. Après avoir jeté des grenades dans plusieurs salles, ils ont pénétré dans une chambre où un bébé qui venait de naître reposait dans son berceau. Ils n’ont pas tiré. Celui-ci a eu droit de vie.

Au premier étage, Assia, cachée derrière son lit, tenait dans ses bras sa petite Amina, née à peine cinq heures auparavant. Deux hommes entrèrent et tirèrent en rafales sur la mère et son bébé, puis tournèrent les talons, sans doute satisfaits du travail accompli… Cette abomination a duré trois heures avant que les terroristes ne soient abattus. Bilan effroyable : 25 morts dont 16 mères, 1 sage-femme, 2 enfants âgés de 7 et 8 ans, et 6 autres personnes, visiteurs ou aides-soignants.

Un commandant des forces afghanes, montant au premier étage de la maternité, trouva Assia morte au pied de son lit et découvrit le bébé Amina. Elle était blessée, mais elle vivait… Elle fut aussitôt évacuée vers notre hôpital.

Najeebullah Bina, notre chirurgien, prévenu par téléphone, avait préparé le bloc opératoire, tandis que l’ambulance se frayait un chemin entre les barrages et les check-points. Amina, qui avait maintenant dix-huit heures de vie, fut examinée. La radio révéla un fémur gauche éclaté, et le pied gauche était glacé. Najeebullah suspecta une atteinte de l’artère fémorale, la jambe n’était plus vascularisée.

Toute l’équipe chirurgicale se mit en place et parvint à réparer l’artère détruite. La circulation sanguine reprit, le pied se réchauffa et retrouva sa couleur. Restait le fémur : impossible de tenter la chirurgie. On décida de placer une attelle plâtrée en réaxant l’os dans l’alignement naturel.

Le bébé fut ensuite admis en réanimation. Chirurgiens, médecins, secrétaires, gardiens, aides-soignants, tout le monde venait voir Amina, berçait Amina, cajolait Amina.

En quelques jours, l’état de la fillette s’améliora. Quelques semaines plus tard, la fracture du fémur était consolidée, la petite fille souriait déjà… Aujourd’hui, elle grandit bien, entourée par son père et sa famille. »